par Michel Wiedemann
président de l'Estampe d'Aquitaine
Jean David Saban, graveur d’abord, puis peintre, arrive à l’âge où une rétrospective lui est consacrée au musée Raymond Lafage de Lisle sur Tarn du 18 mars au 5 juin 2017. C’est l’occasion de faire le point sur cet artiste qui trace sa voie dans les alentours de Toulouse et dont l’œuvre est bien plus étendu que les quelque soixante gravures déposées la BNF.
1. Origines
Né à Toulouse le 30 juin 1959, Jean David Saban est issu avec ses deux sœurs de la rencontre de deux lignées. Celle des Saban remonte à un grand’père venu d’Istambul à Marseille, arrivé sans rien. Ses trois fils développent les tricots Saban, distribués jadis dans de nombreux magasins du Midi de la France. Du côté maternel, on trouve dans une lignée de journalistes, un personnage marquant, le grand-père Jules Lespine (né le 15 juillet 1892, toulousain, juriste qui fut journaliste depuis 1909, puis avocat, puis magistrat à Villefranche de Rouergue et à Rodez, tout en parlant à la radio de Toulouse-Pyrénées et en écrivant dans le Télégramme, journal républicain catholique[1]. Eduqué dans des établissements privés catholiques de Toulouse, à Ste Marie de Nevers et à Sainte-Barbe, son petit-fils Jean David Saban habite la maison familiale de la rue des Puits creusés, copie des comics, dessine beaucoup, s’ennuie à l’école sans perdre ses inquiétudes, arrive au baccalauréat en 1980 et se cherche un métier dans l’art au lieu du droit que lui suggérait sa famille.
2. Formation à l’école des Beaux Arts de Toulouse
Il choisit l’école des Beaux Arts de Toulouse et obtient le soutien de sa famille bourgeoise malgré la mauvaise réputation de l’établissement. Il était de la première promotion qui devait passer un examen écrit d’entrée à l’école. Suivirent deux ans de tronc commun voués aux cours d’histoire de l’art, de publicité, de calligraphie, de sculpture, de graphisme, mais tout cela était cursif. La plupart des élèves étaient éjectés à la fin de la première année. Depuis ce temps, tout a changé : on a aligné l’école des Beaux Arts sur l’université. L’école de Toulouse avait produit deux Prix de Rome en gravure, Claude Durrens en 1952 et Jacques Muron en 1983. Jean David Saban avait aimé la sculpture qu’enseignait un professeur italien, Zavaroni, mais il y fallait un atelier et un matériel considérable. La gravure demandait une table et quelques outils, il choisit cette option sans savoir en quoi elle consistait au juste. Car au milieu de ce laisser-aller, il y avait un endroit de l’école où cinq ou six élèves avaient l’air de travailler, c’était l’atelier de gravure de René Izaure (Vicdessos 1929 - † Pau, 30 janv. 2014), collègue, puis successeur de Louis Louvrier. Saban y est accueilli fort froidement et à l’essai : il avait eu le tort d’avouer son goût pour la BD, caricature du dessin pour Izaure. Beaucoup d’élèves ne voyaient pas le caractère extraordinaire de cet homme et partaient en colère en claquant la porte, recevant toujours des reproches. Izaure en convenait : « Quand ça va bien, je ne dis rien. » Saban est resté et s’est laissé critiquer. Izaure disait à propos des aquarelles de son élève, qui commençaient à se vendre chez les encadreurs : « Saban, ça ne vaut rien, mais si vous vous laissez guider, je vous mènerai là. » Ses exemples, il les prenait chez Rembrandt, chez Goya, chez Picasso, chez Giacometti et il poussait ses élèves à étudier les grands. Il a donné à ses élèves « des milliers d’heures de discussions passionnées et passionnantes sur l’art, la vie, la mort...nous ne savions pas alors qu’Izaure nous transmettait là, l’essence de son enseignement, de sa philosophie, de son expérience et de sa force.[2] ». « Tout devenait enseignement, il nous préparait aux difficultés de la vie. Il nous encourageait à devenir nous mêmes. … Il avait une petite voix très polie, très douce, mais il vous balançait des trucs, que vous n’entendrez jamais d’un critique d’art ou d’un galeriste[3] », parce qu’il y a dans ce milieu de l’hypocrisie et des euphémismes. Mais il fallait accepter de subir ces critiques frontales pour recevoir de lui « l’essentiel, l’humilité, la persévérance, la foi… » Izaure ne croyait pas à l’inspiration, « c’est le travail qui donne l’inspiration [4]», disait-il. Les relations changeaient avec le temps, la confiance entre le maître et l’élève naissait peu à peu. La curiosité d’Izaure s’étendait à la philosophie et à la peinture chinoises, et au zen que pratiquait son élève. Qu’un occidental s’adonne dans Toulouse à une technique orientale l’intriguait.
Un maître zen revient toujours vers la correction de la posture du Bouddha, condition de tout progrès. De même Izaure répétait sans arrêt les fondamentaux, la construction du dessin, les méthodes de l’eau-forte et du burin. C’était une leçon invariablement répétée. « Il nous donnait le métal seulement quand on lui présentait un dessin qui était déjà une gravure. » Les élèves faisaient leurs expériences et ouvraient les bouteilles d’acide l’après-midi quand le maître n’était pas là.
3. Influences
L’admiration de Saban allait dans sa jeunesse au dessinateur de B.D. Mœbius, alias Jean Giraud (1938-2012), puis à Rembrandt pour la liberté du trait dans le dessin, à Turner, son modèle en aquarelle, à Goya, à Nicolas de Staël pour la couleur, Pierre Tal Coat pour la peinture à l’huile.
Angoissé par ses débuts en gravure, Saban éprouvait le besoin d’une préparation physique et mentale à la gravure. Il avait essayé le judo, le karaté, le yoga, mais ces disciplines ne l’avaient pas satisfait. Une adepte du zen l’a amené à essayer ce rite oriental immuable. Le zen, ce n’est pas une religion, ni du bouddhisme traditionnel, encombré de rites et de liturgies. C’est une pratique réduite à un minimum : s’asseoir une heure en silence face au mur, avec ou sans enseignement, faire ensuite une courte marche, suivie d’une demi-heure de posture assise, et du chant d’un sutra en sanscrit. Devant le mur, on ne peut arrêter les pensées qui surgissent du cerveau, mais on les laisse passer comme des nuages. C’est une expérience qui dérange, où Saban a rencontré des difficultés morales énormes, mais il a persévéré et pratiqué zazen pendant quinze ans. Il se levait à six heures pour être à la méditation du matin, revenait à midi et le soir. Ce zèle pouvait faire penser à une secte, mais ce qui le rassurait, c’est que des membres plus avancés dirigeaient la séance à tour de rôle en toute humilité. Saban en est toujours sorti apaisé, mais sans envie de faire corps avec d’autres pratiquants. Il y découvre la philosophie orientale et les haikaï. Il rencontre là le responsable du dojo zen de Toulouse, Jean Claude Gaumer, moine zen et peintre sous le nom de Jean-Claude Reikai Vendetti, qui l’initie à la peinture acrylique. La pratique du zen l’emportait chez Jean Claude Gaumer sur toute autre chose et la peinture était pour lui secondaire. Il a créé en 1991 le groupe Bonaventure, réunissant des artistes adeptes du zen pour exposer dans les dojos. « On demandait aux artistes d’abandonner quelque chose, de donner plus que de recevoir, de mettre leur art au service de la promotion du zen[5] ». Huit expositions se sont ainsi succédé. Atteint d’un cancer, Jean-Claude Gaumer lutte contre la maladie et la douleur avec une dignité exemplaire, les couleurs de ses tableaux deviennent plus éclatantes. Sa mort laisse au disciple qui a connu au fil des ans, « son humour, sa joie contagieuse, sa sagesse, … un immense sentiment de gratitude et de reconnaissance[6]. »
Après le zen, Saban a rencontré la poésie de Guillevic, devenu un de ses piliers. En réponse à l’envoi d’une vingtaine de gravures, le poète l’a reçu une fois à Paris, il est mort peu après. Enfin Saban a découvert récemment avec émotion Alexandre Hollan, qui se met devant des arbres et dessine au fusain pendant des heures, jusqu’à la nuit. C’est une peinture mystique, non figurative, en communion avec la nature.
4. Une carrière méridionale, nationale et internationale
Jean David Saban n’a pas passé à la fin de ses études le D.N.S.A.P. permettant d’enseigner. Les élèves d’Izaure y échouaient régulièrement : ils n’avaient pas appris à parler de leur œuvre devant un jury jugeant sur leur discours en une demi-heure. Surtout que cette œuvre, au sortir de l’école, n’existe pas encore.
Leur professeur de perspective les avait avertis dès l’école des Beaux Arts : « Messieurs, je pense que vous entrez dans la plus dure école de France. Vous allez passer cinq ans ici et quand vous sortirez, vous n’aurez strictement rien. Vous devez tout refaire, tout réinventer. »
Par la parole et par l’exemple, René Izaure enseignait le désintéressement, l’indifférence au marché : « Je dessine quand je veux, je peux passer un an sur un dessin et je le garde. »
Dans sa carrière, Jean David Saban a eu très jeune une chance exceptionnelle qui l’a dispensé de faire d’autres travaux alimentaires : il a gagné le prix de la Presse d’or 1983, organisé par le journal Marie France, dès sa deuxième année d’école, et signé à la suite de ce succès un contrat de trois ans avec un éditeur californien, pour la réalisation de 1500 lithographies, ce qui lui permettait de vivre de ses œuvres, des vues de villes pour la plupart. Le catalogue de cet éditeur était fort éclectique. Il misait sur de jeunes artistes comme sur des valeurs boursières, sans aucune considération artistique. Un an avant la sortie de l’école, ce contrat n’est pas renouvelé et laisse J. D. Saban dans l’incertitude de son avenir et l’amertume d’avoir été exploité et pressuré. Sorti à 23 ans de l’école des Beaux Arts, il voyait ses amis de lycée reprendre les magasins de leurs parents, s’embourgeoiser, se marier et s’éloigner de lui, qui vivait toujours chez ses parents.
Saban a collaboré avec 25 galeries dans sa carrière, beaucoup ont fermé aujourd’hui. Un peintre et à plus forte raison un graveur doit construire sa carrière, chercher sans cesse, en somme imposer sa marque de fabrique. La récompense de ce travail d’invention permanente, c’est de contrôler ses affaires, de voir soi-même son public, d’avoir des clients fidèles, de les surprendre chaque année par des nouveautés, de découvrir par hasard des inconnus qui vous disent : « Voilà trente ans que nous achetons de vos œuvres et que nous suivons votre travail. »
Au niveau national, Jean David Saban a exposé à Paris au Salon des Artistes Français (médaille de bronze en gravure en 1989), à Strasbourg (1992), à la Biennale d’arts graphiques de St Maur (1994, à la Triennale de Chamalières (1994), avec les lauréats de la Fondation Grav’x à la galerie Michèle Broutta (1995) et à la galerie Bréheret de Paris, avec les 111 des arts, à Montpellier (2000), Pézenas (2001), Villefranche de Lauragais (2002), Carcassonne (2003), Gruissan (2005 et 2009), Margaux (2007). On ne compte plus ses expositions à Toulouse et alentours.
A l’étranger, on peut citer la Mini Print Internacional de Cadaquès (1987-89), la deuxième biennale d’art graphique d’Uzice en Yougoslavie (1995), Budapest (1998), la galerie Ida Sennacheribbo à Barcelone (2000) et la Summa Gallery à New York (Brooklin, Manhattan) .
5. La gravure
5.1. L’inventaire
Récapitulant son travail en 2011, Jean David Saban comptait 310 gravures, dont une part est réunie dans un livre auto-édité. La balance entre peinture et gravure oscillait d’un côté puis d’un autre selon un rythme pluri-annuel. Il lui était difficile de partager son temps entre l’une et l’autre. Aujourd’hui les deux pratiques coexistent, en alternant harmonieusement dans les temps d’attente que le séchage impose. Après cinq ans de silence, deux gravures se préparent en ce moment pour l’exposition de Lisle sur Tarn, en même temps que des peintures sur le même sujet.
5.2. Les thèmes
Saban a traité des sujets en tout genre, sauf le nu : des portraits de ses familiers, des vues de son atelier et de sa presse, des paysages de la campagne méridionale, des vues urbaines, les toits de Toulouse, le barrage du Bazacle sur la Garonne, la coupole de l’Hôtel-Dieu, les églises de brique de St Pierre des cuisines, des Jacobins, le Capitole, l’hôtel d’Assézat, bref tous les lieux du centre historique bien connus des Toulousains et des touristes. Mais plus les lieux sont connus, plus il est difficile de surprendre celui qui les connaît et de les lui faire redécouvrir. Les vues frontales de la façade de l’hôtel d’Assézat, de l’église Saint Aubin, de la comédie de Montpellier sont bien reconnaissables, mais Saban s’emploie à les rendre neufs par des cadrages surprenants en plongée ou en contreplongée, des formats inusités, panoramiques très allongés, tondo ou kakemono. Il ne joue pas seulement du prestige des lieux de mémoire, comme Monségur ou Carcasssonne, les ponts d’Albi et de Paris, car son but n’est pas de refaire une Topographia Galliæ à la façon de Merian ou des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France sur les traces des lithographes du baron Taylor. Il a fait des paysages dans les salins du Midi, sur le bassin d’Arcachon, sur les étangs du golfe du Lion et les vignes du Languedoc. Ces lieux que son œil tire de l’ordinaire, choisis au fil des promenades, indiqués par les titres apparaissent dans ses gravures comme déserts. Même dans une station de métro comme Bir Hakeim Brooklin Station jamais la figure humaine n’apparaît.
« Le paysage est un état de l’âme... Choisir de peindre des paysages, c’est comme faire une suite d’autoportraits, parler de soi par le biais d’une plage, d’un ciel, d’une ville[7]. »
Mais le lieu n’est pas le seul déclencheur d’émotion chez Saban. Les dessins des grottes de Lascaux, des panneaux routiers usés de stationnement interdit, de sens obligatoire, devenus pour lui comme des memento mori de notre temps, un banc et une table en bas dans la cour, la lumière passant par les persiennes, des ombres sur un mur, les graffiti sur un mur de la ville, un tas de bûches empilées, des filets de pêche pendus au soleil, la coupes des immeubles dévoilée par la démolition de leurs voisins, les cabanes des pêcheurs et des ostréiculteurs de Gruissan ou du bassin d’Arcachon, un chat qui passe dans l’escalier ou fait la sieste, tout peut devenir l’origine d’une contemplation qui aboutit à une gravure ou à une peinture :
« Pour être inspiré, il faut d’abord faire le vide en soi, il faut aller vers les choses et le monde avec une disponibilité et une innocence totale, adopter un regard vierge. … Le travail improprement nommé créateur consiste juste à s’effacer soi-même, devenir ce que l’on regarde et simplement voler un peu de lumière[8] »
« Donc au départ, il y a cette sorte d’illumination silencieuse, comme un survoltage, une augmentation de puissance du paysage que je regarde, que je dessine ou que je photographie. Ce n’est qu’ensuite, dans la solitude de mon atelier que s’opèrera lentement une transfiguration du réel, une sublimation du paysage : mélange subtil entre mes notes sur le motif, les souvenirs de ce lieu et la réinvention de la mémoire. C’est dans l’atelier que je pousserai des audaces de composition, des cadrages étranges, des partis pris vers l’abstraction.…Le sujet est toujours à la fois primordial et dérisoire, essentiel et prétexte. Bien sûr Picasso disait : « il ne faut peindre que ce que l’on aime ». Mais la seule question à se poser face à une toile n’est pas de savoir ce qui est nommé, représenté ici, mais bel et bien COMMENT cela est peint, quelle est la texture, la peau de cette peinture, sa sensualité ou sa violence, sa lumière ou son rayonnement.[9]»
Cette adhésion à tant d’objets divers donne une liste apparemment hétéroclite aux yeux de l’artiste lui-même : « Des fois j’ai la nostalgie d’un univers simple, essentiel, à la Morandi, un sujet simple pendant trente ans, mais il faut rester soi-même [10]». Dans la dispersion des sujets de gravures, il y a un fil conducteur, une cohérence interne sous-jacente : « Qu’est-ce qui me fascine depuis vingt ans dans les sujets fragiles, quotidiens et dans l’éphémère ? […] Je m’attache à peindre l’éphémère, les traces du passage du temps[11]. »
5.3. La poétique
L’œil photographique
Saban, comme les autres graveurs de sa génération, se sert de la photographie, qui fournit depuis plus d’un siècle un répertoire de modèles pour les artistes. Il a d’abord pratiqué la prise de vue à travers le viseur de son appareil reflex, mais le cadrage a changé avec les appareils. Un appareil numérique de poche où l’on voit le sujet sur l’écran permet de photographier en se promenant, sans s’isoler par la visée.
Mais l’appareil photo n’est pas qu’un enregistreur commode, il voit autrement que l’homme, il amène des façons de regarder que les arts du dessin ne connaissaient guère : la plongée et la contre-plongée, des cadrages qui coupent les objets, mais aussi des objets qui n’avaient pas mérité de devenir des sujets artistiques : l’usure du temps sur des volets de bois, l’ombre d’un étendoir, le grain de la pierre, les marques sur le mur de boites aux lettres disparues. Ces détails vus de près, de très près, la photographie a appris à les voir dès le début du XXe siècle : Paul Strand a initié dès 1917 les jeux de lignes, de contrastes, de perspective, les cadrages que la Neue Sachlichkeit a développés dans les années vingt et trente. Ils font partie de la culture visuelle commune de notre temps et se retrouvent ainsi transposés dans les gravures de Saban.
Dépaysement du paysage
« Avec le paysage, j’ai besoin d’une impulsion de départ, d’une inspiration, d’une émotion forte sur le réel, pour ensuite amener la peinture autre part. Je dis souvent que je me charge comme un capteur solaire devant la beauté. Et cependant, m’extasier devant un paysage juste pour moi-même ne me suffit pas. J’ai un fondamental besoin de partage, une insatisfaction première, cette nécessité de témoigner, même si je ne ramène que des bribes, des miettes de cet émerveillement[12]... »
Mais le lieu n’est qu’un point de départ : notre artiste ne travaille pas sur le motif comme les peintres de Barbizon ou les impressionnistes, il le dépayse pour le soumettre au travail de la mémoire et de l’imagination : « Je peins et je dessine Toulouse dans l’Hérault, je grave Barcelone à Toulouse… »
Voilà pourquoi, repassant devant les monuments de Toulouse qu’il a gravés, il ne reconnaît rien de ce qu’ils sont devenus dans ses gravures.
5. 4. Les techniques de l’atelier
L’artiste a installé sa presse de taille-douce dans son atelier de Faugères, village de l’Hérault, plus connu pour son vignoble. Il n’a pas suivi son maître Izaure qui avait choisi le burin pour instrument privilégié. J. D. Saban est un aquafortiste.
Pendant dix ans il se contente de l’eau-forte au trait. Il arrive que ses ciels soient vides, dans les vues de Toulouse par exemple, mais souvent une pluie de petits points de densité variable sert à des modulations de la lumière et en adoucit les contrastes en couvrant toute la planche. Les feuillages des arbres et des vignes deviennent ainsi des fouillis qui s’opposent aux lignes nettes des constructions humaines. Sur le conseil d’un ami, il s’ouvre à l’aquatinte, à la gravure au sucre, il y gagne une appréciable souplesse de texture. Mais il a aussi découvert ainsi la possibilité d’un changement de rythme dans le travail. Chaque technique a son tempo : impossible au buriniste s’il se sent inspiré, d’aller plus vite, son réseau de lignes prévu par nappes qui se recouvrent doit être exécuté avec patience. L’aquatinte permet de donner en un quart d’heure le gris, la teinte que l’eau-forte au trait n’obtiendrait qu’en plusieurs jours. Saban est un archéologue travaillant par strates chronologiques: il reprend des cuivres déjà gravés, des dessins laissés dix ans dans un carton. L’eau-forte lui permet des reprises à l’infini :
« En effet, un peintre de chevalet peut chaque jour transformer radicalement son tableau en recouvrant le travail de la veille. Cependant, à moins de photographier son œuvre après chaque séance le peintre n’aura qu’un vague souvenir du tableau de départ. Le graveur, lui, peut, après chaque intervention sur sa plaque, imprimer un tirage d’essai et (épreuve d’état) et le comparer à celui de la veille. Ici apparaît la spécificité de la gravure : les épreuves d’essai ou d’état, à la fois un avantage et… une malédiction, car cela ouvre la porte du doute à l’infini[13]. »
5.5. Situation dans la gravure contemporaine
Saban se place lui-même dans l’intervalle entre deux graveurs de l’école toulousaine : « Je suis plus proche des fouillis de Bancal, que de la pureté absolue du dessin d’un Jacques Muron. » Mais autant les tailles géométriques, les formes nettes de Muron sont mangées par la lumière, autant Bancal et Saban sont des poètes de la nuit, dont les gravures sont couvertes de brumes et d’ombres, d’un fouillis profond de traits et de textures superposés.
Saban est donc résolument figuratif, à l’opposé de l’art contemporain dérivant de Duchamp et de ses problématiques conceptuelles. Saban observe les productions de l’art contemporain, dont 95% l’ennuient profondément. Art devenu celui de la finance et de la spéculation, art conceptuel où il ne reste rien de la main, du métier, du faire qu’on délègue à des exécutants.
Mais il y a quand même un trait que Saban emprunte parfois à l’art contemporain : ses jeux de langage. Il joue sur le rapport entre l’image et son titre. Gravure au Buren montre un étendoir à linge et une chaise longue dont le tissu rayé évoque les œuvres de l’artiste Buren, dont le nom permet une paronomase avec burin. La gravure intitulée L’attente montre la fente d’une boite aux lettres. Le rapport est métonymique et non descriptif. Il suppose un cheminement de la pensée entre la chose visible et le titre. Comme le disait Léonard de Vinci, la pittura e cosa mentale[14]. Le langage peut instaurer un objet en œuvre d’art : Installation représente un ensemble de rouleaux de paille laissés par la botteleuse dans un champ de blé. La disposition des objets dans le paysage est comme un ready made qu’il suffit de décréter objet d’art par un acte performatif.
Jean David Saban est donc un artiste du Temps, qui œuvre sur cuivre et sur toile à modifier à élargir notre perception du monde visible. Pour celui qui sait voir, il n’y pas besoin d’aller très loin, il suffit de quelques pas dans le jardin ou dans la rue, de s’ouvrir à l’expérience du réel et aux marques du temps qui passe. Le graveur rejoint alors l’adepte du zen dans la contemplation du monde et la méditation sur l’impermanence des choses.
Michel Wiedemann
Président de l’Estampe d’Aquitaine
Figure 1. Toulouse, le jardin Raymond VI.
Figure 2. L’Hôtel-Dieu nocturne.
Figure 3. Carcassonne.
Figure 4. Carrelet II.
Figure 5. Éloge de l’ombre.
Figure 6. Les veilleurs.
Figure 7. L’apiculteur
[1] R. Lataste, « Un regard sur 72 ans de journalisme toulousain, Jules Lespine quatre-vingt-huit ans et demi », in Dépêche du Midi, 23 mars 1981.
[2] Site http://www.jeandavid-saban.com/Hommage-a-Rene-Izaure.html
[3] J. D. Saban, communication personnelle.
[4] J. D. Saban, communication personnelle.
[5] Jean-David Saban, « Le moine zen et l’artiste : la naissance du groupe Bonventure », in Zen, n° 84, décembre 2001, p. 32.
[6] ibidem, p. 33.
[7] Site de l’artiste : http://www.jeandavid-saban.com/-494.html
[8] in Jean David Saban, une œuvre gravée , 2014, chez l’auteur, p. 57.
[9] Site de J. D. Saban, à propos de l’exposition d’août 2016 Pézenas, dans l’hôtel des barons de Lacoste.
[10] Communication personnelle.
[11] in Jean David Saban, une œuvre gravée , 2014, chez l’auteur, p. 57.
[12] Site de Jean David Saban, ibidem.
[13] Site de J. D. Saban, au chapitre Gravure.
[14] Trattato della pittura di Lionardo da Vinci, Paris, Giacomo Langlois, 1651.