L'IMAGINAIRE DE LA RÉFORME DE L'ORTHOGRAPHE EN FRANCE
AU XIXe ET AU XXe SIECLE
par Michel WIEDEMANN
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Maître de conférence à l’Université de Bordeaux III
Ce texte est une version remaniée de la conférence donnée par l’auteur à la Maison des Sciences de l’Homme d'Aquitaine, le 1er février 1984, dans un cycle organisé par le Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l'Imagination Littéraire (LAPRIL) de l'Université de Bordeaux III. Il a été publié dans Eidôlon, Cahiers du laboratoire pluridisciplinaire de recherches sur l'imagination littéraire, Université de Bordeaux III, N°26, sous-titré Fantasmographie, octobre 1985, pp. 101-150, fascicule épuisé chez l’éditeur. Nous avons décidé de le rendre accessible par internet sans changement ni actualisation de la bibliographie .
On discute de la réforme de l’orthographe française depuis le seizième siècle. Il n'y a pas une crise subite, mais plutôt une inadaptation congénitale de notre orthographe à ses fins. Les difficultés qui en résultent sont connues de tous les maîtres et de tous les écoliers. On a proposé d'y remédier par une pédagogie plus étudiée, par de nouveaux alphabets ou par une réforme de l’orthographe qui ne touche pas à l’alphabet ou qui recourt à des signes nouveaux. De plus ambitieux ou de plus fous ont proposé de changer la langue elle-même, et leurs vastes projets ont un chapitre consacré à l’orthographe. L'histoire de ces idées a déjà été faite (1), nous nous contenterons de voir la part de l’imagination dans les projets du XIXe et du XXe siècle, des plus scientifiques aux plus fantaisistes.
1 - Les pédagogues
Les pédagogues constatent les difficultés de l’enfant.
"Un temps long, pénible et quelquefois dégoûtant est un obstacle inévitable qu'un enfant qui doit apprendre à lire rencontre aux premiers pas qu'il fait dans la carrière des lettres ; s'il le surmonte, c'est pour en rencontrer de plus grands lorsqu'il s'agit d'écrire correctement d'après l’orthographe même la plus commune" (2).
Mais ceux dont nous avons étudié les brevets sont optimistes. Assez sûrs de leur invention pour engager les frais considérables d'un brevet dont ils espèrent des droits d'auteur, ils ont de vastes ambitions qu'un petit truc permet d'atteindre à coup sûr. M. André Louis Edouard HYRIER BONNEFONT DE PUYCOUSIN invente la "Technicographie instantanée ou L'orthographe des quarante mille mots usuels de la langue française enseignée en six heures de leçons" (3). Bien qu'il soit moins rapide, M. Joseph MARTIN, déjà cité,
"espère avoir trouvé le moyen d'enseigner dans moins de vingt leçons presque toutes les difficultés que présentent les quarante mille mots dont se compose la langue française... L'expérience a déjà prouvé à l’auteur de cet ouvrage qu'il pouvait annoncer un succès prodigieux dont il se rend responsable à l’égard de tous ceux qui voudront suivre sa méthode" (4).
M. Jean Antoine Marie COLLOMBET propose une "Nouvelle Méthode Anagnosigraphique pour apprendre à lire et à écrire en peu de leçons, démontrée simultanément ; ainsi que les premiers élémens de l'orthographe et de la prononciation française" (5):
"II faut surtout s'occuper d'accélérer et de simplifier l’instruction primaire pour cette classe de la société qui a peu de temps et d'argent à lui consacrer. Un fait incontestable, c'est que la civilisation et l’industrie font des progrès rapides, qu'une émulation active se distingue partout, que des résultats immenses sont le prix de ce mouvement, et que pour favoriser le développement de ses richesses dans la classe ouvrière et agricole, pour améliorer ses mœurs ; le plus sûr moyen, c'est de leur rendre l'instruction prompte et facile".
M. Simon MIALLE, professeur de sténographie, a lui aussi découvert une "Méthode d'enseigner à lire en peu de leçons" (6) qui doit servir au progrès de l’humanité :
"... la honte qui s'attache aujourd'hui à l’ignorance ; le besoin général de lumières répandu dans toutes les classes de la société ; la nécessité d'apprendre rapidement pour pouvoir suivre les progrès des sciences ainsi que pour améliorer notre situation, tout semble inviter les instituteurs à mettre les méthodes en harmonie avec les besoins de l’époque. Aussi remarque-t-on que tous les esprits tournent leurs méditations de ce côté. Le moment est donc favorable pour tirer la lecture de l'état de chaos dans lequel elle est encore plongée. Une idée bien simple a échappé à tous ceux qui ont tenté la solution de ce grand problème. Possesseur de cette idée féconde et muni de tous les secours qui ont manqué à mes prédécesseurs, (Note : la connaissance de la sténographie) je me présente sur les rangs, n'ayant d’autres titres que des raisons et des preuves irréfutables".
On voit réunis dans cette longue citation nombre de traits du régime diurne, diaïrétique de l'image (7). L'inventeur se présente comme un éclaireur héroïque en avant de la troupe et affronte le chaos et l’obscurité du multiple à l'aide d'une idée simple qui a manqué aux prétendants antérieurs, pourtant mieux titrés. Cette arme toute-puissante a des pouvoirs infinis sur la matière et sur les esprits des élèves et décuple les pouvoirs du maître :
"La monotonie sera détruite par le passage continuel de la lecture à l’écriture, l’attention sera constamment éveillée... l’Economie y trouvera même son compte, les tableaux serviront de livres... un maître pourra en instruire un grand nombre à la fois sans beaucoup se fatiguer... Les progrès seront d'autant plus rapides que le succès de la veille assurera les progrès du lendemain et que ces résultats variés et journaliers auront trouvé ce véhicule qui triomphe aisément de toute difficulté". (8)
Plutôt qu'une arme, l’invention du pédagogue est l’objet magique, le talisman qui introduit dans un paradis où la peine n'existe plus. Quant à sa substance, cet objet peut être une création intellectuelle dans le cas d'Adrien FELINE :
"Je fais consister l’invention :
1° Dans l’application du principe phonétique à l’instruction primaire des enfants et des illettrés. La méthode consiste à apprendre d'abord aux Elèves à lire dans un alphabet phonétique ayant un signe et un seul signe pour chaque son ; et à ne passer à la lecture de l’écriture ordinaire que lorsque les Elèves auront pris une suffisante habitude de lire dans l’écriture phonétique" (9).
Mais le plus souvent, l’invention prend une forme matérielle. La plus simple est le tableau, tableaux de lecture ou tableaux synoptiques de COLLOMBET, de MARTIN ou d1Edouard de PUYCOUSIN. A les examiner, on remarque que l’application systématique de règles combinatoires a conduit les auteurs à encombrer leurs méthodes — destinées à simplifier le travail des élèves — de maintes "syllabes" qui ne sont guère employées en français, à supposer qu'elles s'y trouvent :
dans MIALLE : zul, xul, jul, dul, rui, xuf, mof, zif, zaf, jin
dans MARTIN : splo, yam, yur, vuq, xec,meb, thru, vop, hud, jeq.
Des siècles voués aux machines veulent bien sûr les introduire dans l’enseignement. En 1841 un mécanicien parisien, Louis Jérôme Napoléon MOURET, dépose le brevet d'un "Système et mode mécanique d'enseignement dit mécanisme de l’éducation" (10). Il imagine une pédagogie où le salaire est le ressort de l’éducation, où la classe, dans une salle octogonale, est subdivisée en groupes que le maître surveille depuis le point central. Chaque élève a un rival désigné qui relève ses fautes, "un adversaire impitoyable qui ne le perd pas un instant de vue", assis face à lui de l'autre côté de la table. Chaque faute fait perdre une partie du capital fourni par les parents et déposé dans une Caisse d'épargne. Pour la lecture et l’écriture, le "mécanisme de l’éducation" consiste en une série de réglettes coulissant dans un cadre. Chacune porte toutes les lettres de l’alphabet et on peut ainsi former des mots à épeler. C'était simple, trop simple. En 1842, l’auteur modifie son mécanisme ; les lettres sont gravées désormais sur des cylindres qui tournent par l’effet de la pesanteur du sable qui s'écoule d'un sablier supérieur dans un sablier inférieur. Mais qui renversera le sablier ? L'auteur, aveuglé par son ingéniosité, oublie de préciser à quels exercices cette machine peut servir et si elle peut, à supposer qu'elle fonctionne, former des mots plus vite qu'un maître écrivant au tableau noir.
Moins complexe du point de vue mécanique, le "système de caractères phonographes fixes et mobiles" de GALLI (11) représente aux yeux des enfants qui ont à apprendre les lettres des objets dont le nom comporte la lettre considérée. Le "syllabaire compositeur" de TOLOSA, qui consiste en lettres munies d'un goujon que les enfants enfoncent dans un tableau à trous pour former des mots, est qualifié de "procédé mécanique propre à faciliter l’étude de la lecture, de l’écriture, du calcul, de la géographie etc" (12). On rencontre encore en 1858 un "tableau mécanique à l'aide duquel on peut apprendre à lire, à compter, à conjuguer et à orthographier appelé DOUVILLEOTYPE" du nom de son inventeur (13). Il s’agit d'un tableau à réglettes coulissantes, mues par des poulies, des manivelles, des tiges filetées, des tringles, des indicateurs coulissants... A quelle fin ?
"Le maître, pour l’enseignement des lettres, n'aura donc qu'à faire monter ou descendre l’indicateur pour venir indiquer la lettre qu'il veut faire connaître".
Si l’on résume les traits de cette machinerie pédagogique, on peut la trouver souvent inutilement compliquée, sans proportion entre l’énergie consommée et perdue du fait de la mécanique et le résultat obtenu. De plus, ces mécanismes sont trop puissants, en ce sens qu'ils engendrent des formes inconnues dans la langue française. Indépendamment de leurs performances réelles, ils ont fasciné les demi-savants qui en étaient les auteurs et qui en attendaient des effets miraculeux. Mais ne voit-on pas les ministres qui veulent aujourd'hui moderniser la France grâce à l’ordinateur céder aux mêmes entraînements poussés par des marchands trop bien introduits dans le temple ?
2 - Les néotypistes et les néographes
II est difficile de séparer les néotypistes des néographes parce que les inventeurs de nouveaux alphabets et les réformateurs de l’orthographe ne distinguent pas toujours eux-mêmes leurs fins ni leurs moyens. Un ensemble de caractères inventé pour la sténographie peut être proposé comme écriture ordinaire et devient par là un projet de réforme orthographique. Inversement, les inventeurs qui se proposent principalement une réforme orthographique remédient aussi aux défauts de l’orthographe de leur temps par des caractères nouveaux comme le j, le v, le w l'ont été (14), par des signes diacritiques, ou par un alphabet complet (15).
Les projets des uns et des autres ont pour but de surpasser l’écriture en usage par un avantage réputé décisif et c'est déjà un remarquable effet de l’imagination que de rendre les inventeurs aveugles aux défauts résultant de cet avantage. Citons d'abord les auteurs qui proposent une notation plus ou moins idéographique. Le 22 pluviôse an XIII, 1er de l’Empire de Napoléon, Pierre Alexandre LEMARE, directeur de l’Athénée de la jeunesse, et Laurent Mathieu GUILLAUME, imprimeur-libraire à Paris, déposent une demande de brevet des Editions Prototypes pour hâter les progrès dans l’étude des Langues par la traduction des auteurs :
"Les inventeurs se proposent dans l’impression qu'ils feront des auteurs, de noter sur place, sans interrompre le texte et sans renvoi les formes lexiques de chaque mot, c'est-à-dire celles qui se trouvent dans les dictionnaires et qui servent à former les autres, ils notent aussi les tems des verbes, les genres et quand il y a lieu, les cas des noms. Pour cela ils ont créé l’emploi de certains signes qu'ils incorporent dans le mot même... Substantif : un signe, en forme de croissant incorporé dans un mot indique que c'est un substantif, un ou plusieurs petits traits placés sur la convexité du croissant marque le genre ; un trait signifie le masculin, deux, le féminin, trois, le neutre. Les cas, lorsqu'il y a lieu, se marquent par un ou plusieurs points placés dans la concavité du signe
(Exemple : )...
Les inventeurs se proposent d'user de leur procédé en tout ou en partie, avec ou non traduction interlinéaire".
On n'en saura pas plus sur cette tentative qui s'est arrêtée à la transcription du seul mot titanos en
Elle repose en tout cas sur la coupure entre radical et désinence, familière aux élèves instruits dans les langues classiques et qui va inspirer encore d'autres esprits. Le 5 août 1862 le comte Pierre Henri Stanislas D'ESCAYRAC DE LAUTURE, membre du Conseil Général de Tarn et Garonne, commandant de la Légion d'Honneur, a breveté une Grammaire analytique universelle des signaux (16).
"La transcription alphabétique des mots étant remplacée par l’adoption de signaux convenus, l’invention consiste dans la séparation complète de l’élément lexique (mots) et de l’élément grammatical (flexions, prépositions, adverbes) du discours. Le signal de chaque mot, verbe, substantif etc, est invariable, quelque rôle que joue le mot dans la phrase. Ce rôle est indiqué par un signal à part, qui marque le cas, le nombre, le tems , le mode, etc... Les idées les plus simples sont seules classées sous des signaux, les idées complexes sont figurées à l'aide de deux ou plusieurs signaux représentant des idées simples : le mot de Caserne, par exemple, peut se représenter à l'aide de deux signaux signifiant l'un maison et l'autre soldat."
Le système aboutit donc à des idéogrammes comparables à ceux du chinois. Les signaux sont groupés en tableaux avec lignes et colonnes.
"Les mots sont classés, non par ordre alphabétique, mais d'après la nature et l’association des idées qu'ils représentent. Les tableaux étant traduits dans diverses langues, chaque dépêche est immédiatement réductible en toutes ces langues. La méthode ci-dessus exposée s'applique non seulement aux transmissions de la télégraphie électrique, mais encore à celles de la télégraphie nautique, de la télégraphie militaire et à la correspondance écrite".
Ne retenons de ce projet avorté que les buts visés ; économiser les variations morphologiques des mots, remplacer l’alphabet par des signaux idéographiques qui substituent un code unique à la diversité des langues. Le comte d'ESCAYRAC se rendait-il compte de la complexité des problèmes qu'il expédiait si militairement ? Il ne pouvait aller bien loin dans son projet sans en être arrêté.
Mais rien ne pouvait arrêter GAGNE 1er, Archimonarque de la France et du monde par la grâce de Dieu et de la volonté nationale. Pour remédier à cette confusion des langues, l'auteur de l'Unitéide, poème en douze chants en soixante actes", avocat, homme de lettres et pensionnaire de l’asile de Charenton,
"— adopte l’alphabet français ou romain, qui est le même pour alphabet universel : l’alphabet français... peut parfaitement exprimer les sons des autres langues,
— établit une prononciation uniforme pour toutes les lettres et toutes les syllabes des langues".
Il envoie "A tous les rois et peuples du monde l’oracle panglotte universel de toutes les langues dont il donne la clef et que tout le monde peut parler à l’instant même" (17). Comme des esprits orgueilleux ont
"obscurci la parole en étouffant la pureté des langues dans les pompeux ornements des déclinaisons du substantif, des conjugaisons du verbe et de milliers d'autres parures ténébreuses, la confusion des langues augmente continuellement et la tour de Babel s'élève jusqu'aux cieux épouvantés !... Il est nécessaire que les hommes puissent parler toutes les langues diverses au moment où la vapeur et l'électricité abrègent les distances et surtout au moment où les peuples vont se rassembler dans le Palais-Soleil de toutes les gloires que l'exposition universelle de 1867 ouvre au génie de l’humanité !"
L'auteur propose une langue universelle, "la monopanglotte, archi-monarquesse des langues" dont la simplicité devrait réunifier l’humanité,
"En mettant chaque nom au fier nominatif
Et tout verbe à l’infinitif définitif !"
Pour en composer le dictionnaire universel, l’auteur prend au français tous les mots commençant par a, au latin "tous les mots lancés par d ronflant" etc. Mais par là nous nous éloignons de la graphie qui n'est pour Paulin GAGNE que l'un des instruments de son obsession d'unité linguistique, nourrie d'idées prises dans l'air du temps. Car des chercheurs plus soucieux des contraintes du réel progressaient vers la notation exacte des sons. Les écritures abrégées comme la tachygraphie, la sténographie de BERTIN, l'okygraphie d'A. BLANC (1801), la pasigraphie de DEMAINIEUX se proposaient seulement d'être abréviatives. Ambroise DE SAINT-DENIS offre avec la sonographie une écriture abrégée qui puisse aussi "peindre la parole"(18).
"Les nationaux et surtout les étrangers qui ne sont pas bien sûrs de la prononciation française remarqueront avec plaisir... qu'ils y trouveront décrite mot par mot, syllabe par syllabe, la prononciation reçue dans la bonne société ; car le sonographe peut l’exprimer si clairement, si spécialement et il peut aussi indiquer si nettement le nombre de syllabes contenues dans les différents mots français qu'on ne peut en cas d'erreurs adresser de reproches à l'art mais seulement à celui qui l’exerce".
Prenant moins de place, la sonographie appliquée à la notation de la musique permettra d'imprimer les romances à meilleur marché, les notes étant chiffrées. Autre avantage, la sonographie permettra de se dégasconner à bon compte et de préparer une carrière littéraire nationale :
"Le goût de la lecture et par suite de la bonne littérature fait tous les jours de nouveaux progrès dans la classe moyenne des peuples méridionaux, il en résultera que les locutions vicieuses et étrangères au génie de la langue française disparaîtront peu à peu ; mais s'il n'existe pas de bon traité de prononciation, on ne pourra jamais obtenir même chez ceux qui cultivent les belles lettres avec le plus de succès cette uniformité dans la prononciation qui permettent (sic) aux poètes des départements méridionaux de lire leurs propres vers. C'est un avantage que peut obtenir la sonographie"...
Peu importe si les 128 signes de la sonographie sont plus commodes que l’écriture alphabétique : l’auteur imagine plusieurs degrés dans son écriture sonographique : l’ordinaire, la cursive, la légale, et prévoit l’impression de livres et de partitions. Il se figure avec assez de vraisemblance le problème majeur que rencontrera toute écriture phonétique, celui de l’unité de prononciation des "peuplades" de France.
"Qui n'a pas émis le voeu de voir des peuples vivant sous le même prince... qui réclament la même gloire militaire, littéraire, scientifique et industrielle qui n'a souhaité, dis-je, de les voir parler tous de la même manière le même langage et mettre par la même prononciation leurs bouches d'accord avec leurs coeurs... Ce qu'une longue suite de siècles n'a pu faire, la sonographie sans avoir la prétention de prendre l’initiative sur la manière de prononcer tel ou tel mot, telle ou telle syllabe, peut le faire et le fera en peu de temps quand elle sera suffisamment répandue. L'assentiment des gens de lettres et celui des personnes qui sont en possession du droit de déterminer ce qui est, ou n'est pas du bon ton adopteront (sic) à leur gré une prononciation quelconque. La sonographie la peindra avec la dernière exactitude pour la faire recevoir par tous les sonographes existants alors, et de là la répandre dans les maisons d'éducation, chez les artisans et jusque dans les campagnes. Les étrangers, si peu instruits qu'ils puissent être dans notre langue, pourront... lire une phrase française avec la prononciation qui lui est propre et même sans la comprendre".
Tout cela serait parfait s'il ne manquait un maillon essentiel. A. DE SAINT-DENIS oublie de préciser comment ses lecteurs "se seront bien pénétrés du rapport qu'il y a entre le signe et le son qui lui est affecté", s'ils n'ont pas fréquenté des locuteurs doués de la prononciation-type. La solution est de l’imposer aux professeurs :
"il croit convenable que personne n'enseigne la sonographie qu'on ne la sache bien et surtout et avant tout qu'on possède la prononciation parisienne de la bonne société".
A quoi bon cette notation si la valeur des signes ne peut être fixée originellement que par tradition orale ?
Même si le tableau des sons du français dressé par A. DE SAINT-DENIS est entaché d’erreurs phonétiques, en particulier dans l’inventaire des diphtongues, il est cohérent dans ses principes. On ne peut en dire autant de la Néotypie de Charles Théodore DE KERSTEN (19). Son ambition est de fournir une liste de caractères de sorte que "de cette manière on apprendra la lecture de plusieurs langues à la fois avec une grande facilité et une grande économie de temps". L'application est inconséquente :
"Les Néotypes... sont, selon leur forme, ou lettres sonnantes ou lettres muettes... Dans au français je ferai indiquer le son o par l’a seul en lui donnant une forme particulière qui ne servira plus nulle part ailleurs".
S. FAURE, auteur d'un Essai sur la composition d'un nouvel alphabet pour servir à représenter les sons de la voix humaine avec plus de fidélité que par tous les alphabets connus (20), n'a pas, lui, la présomption de croire qu'il pourra renverser l'écriture en usage. "mais... une nouvelle écriture perfectionnée pourra comme la sténographie, mais dans un but différent, marcher à côté de l'écriture d'usage et servir efficacement 1° à rendre les principes de lectures avec les caractères et l’orthographe usités bien plus accessibles à l’enfance ; 2° à noter dans un dictionnaire la vraie prononciation des mots beaucoup plus exactement qu'on ne l'a fait jusqu'ici ;
3° à nous être d'un merveilleux secours pour la composition d'un alphabet universel".
On voit que même chez les plus raisonnables et les plus instruits, l’alphabet phonétique se voyait promis un rôle qu'il est encore loin de tenir. Ainsi lit-on dans les Observations sur l'orthographe française de A. FIRMIN-DIDOT (1867) :
"II serait donc désirable qu'en tête des dictionnaires anglais, arabes, turcs, aussi bien que de ceux des patois des langues de l’Europe, on représentât la prononciation dans un système phonographique perfectionné et convenu entre les linguistes... Avec l'aide du temps, les personnes studieuses en prendraient l’habitude, et le pas, difficile à franchir, pour la constitution d'un alphabet européen et d'une écriture européenne serait plus tôt accompli" (21).
Il est même étonnant de voir les savants les plus conscients de l’irréductible diversité des sons employés dans les langues d'Europe et de la nécessité de signes plus propres que l'alphabet romain à rendre compte de cette singularité, faire de ces instruments scientifiques l'objet d'un rêve d'universalité. Même dans le cadre national, la vision d'un réformateur phonétiste rigoureux comme Ferdinand BRUNOT reste étrangement irréelle. Elle repose en effet sur deux simplifications : d'abord, vouloir pour orthographe une transcription phonétique, c'est réduire à une seule les fonctions de l’écriture et négliger le rôle des lettres muettes ou latentes. Mais c'est aussi la façon dont l’illustre linguiste imagine l’instauration de la réforme qui trahit la persistance d'une ambition du savant d'être conseiller du meilleur des princes dans un Etat idéal où régnerait la Raison :
"Voici donc dans toute sa simplicité redoutable, mon système. Le ministre nomme une Commission composée de linguistes et de phonéticiens. Cette Commission, à l'aide des instruments de phonétique instrumentale aujourd'hui existants, recueille le parler de personnes réputées pour la correction de leur prononciation. Je ne verrais aucun inconvénient à ce que l’Académie désignât quelques-unes de ces personnes. La Commission confronte les prononciations ainsi enregistrées, elle établit la normale qui, inscrite mécaniquement, infailliblement, sert d'étalon.
Cet étalon est, comme celui du mètre, officiellement déposé. La Commission... établit un système graphique... sans s'écarter jamais du principe absolu : un signe pour un son, un son pour un signe. Si le Ministère entrait dans ces vues, la graphie constituée ainsi serait enseignée dans les Facultés d'abord et les Ecoles Normales, de façon qu'elle devienne très rapidement familière aux futurs maîtres. De là, elle passerait dans l’enseignement des écoles, d'abord comme une sorte de sténographie, ensuite quand les livres élémentaires seraient en nombre suffisant pour le permettre, elle deviendrait la graphie normale. Quant à l’orthographe actuelle, il serait inutile d'y rien changer. Elle resterait en l'état. On apprendrait pendant un temps déterminé à la lire et à l'écrire, puis bientôt seulement à la lire, ce qui est très simple. Ainsi la substitution totale, définitive, se ferait sans secousse... Et comme tous les trente ou cinquante ans la graphie serait attentivement révisée par comparaison avec l’étalon, de façon que les quelques légères modifications qui auraient pu se produire dans la prononciation y soient introduites, la réforme serait faite pour toujours, il n'y aurait plus de question orthographique" (22).
Si elle se pose encore quatre-vingts ans plus tard, c'est que quelques éléments de ce tableau étaient imaginaires. Plus modestement, Paul PASSY voit dans l’écriture phonétique un expédient pédagogique (23) :
"Si la force de l'usage s'oppose encore à l'introduction d'un tel système dans la littérature courante, rien n'empêche de s'en servir pour apprendre à lire aux enfants et aux illettrés, à parler aux sourds-muets et pour apprendre le Français aux étrangers. Je m'en sers aussi depuis longtemps dans une grande partie de ma correspondance privée : pour cet usage spécial, il a l’avantage de procurer une notable économie de temps grâce à l’absence de lettres muettes".
Mais l'écriture phonétique a retrouvé en 1968 des partisans plus vigoureux, Claire BLANCHE-BENVENISTE et André CHERVEL(24). A leurs yeux,
"l'élimination de l’orthographe au profit d'une écriture phonographique doit s'accompagner d'une revalorisation de la langue parlée... Les bénéfices qu'on peut escompter d'une suppression de l’orthographe sont immenses... (suppression) de la dyslexie... accélération notable de la vitesse de l’écriture manuscrite, solution au moins partielle au problème de la tachygraphie, si important à notre époque. Et combien d'heures gagnées dans l’enseignement, aux dépens de la dictée ou des exercices orthographiques quotidiens !" (25)
Cependant les deux auteurs, qui avouent partager "des exigences de transformations culturelles radicales", n'en mentionnent pas toutes les conséquences simultanément. On lit après le passage précédent :
"la calligraphie et l'orthoépie sont des corollaires indispensables de l'écriture phonologique. L'orthographe nous a amenés à négliger le tracé des lettres et la norme phonétique : tous les pédagogues sont d'accord pour rompre avec ces habitudes de désinvolture. L'enseignement de la grammaire en serait totalement rénové. Fondé sur la langue réelle, il susciterait d'emblée l’intérêt de l’enfant, et la grammaire perdrait du même coup la réputation rébarbative qu'on lui fait. Cet enseignement scolaire serait de plain-pied avec les procédures d'analyse utilisées par les linguistes contemporains. Une meilleure connaissance de leur propre langue faciliterait pour les Français l’acquisition des langues étrangères, comblant ainsi une lacune légendaire" (26).
Nous avons déjà entendu cent quarante ans plus tôt des pédagogues promettre de tels triomphes sans en indiquer le prix. Ce qui est fort ordinaire, c'est que les auteurs ont oublié à la page 221 ce qu'ils écrivaient page 209 :
"Que sera le français standard pris pour base dans une nouvelle écriture ? Sera-t-il choisi parmi les usages français réellement existants, ou représentera-t-il une combinaison judicieuse de plusieurs d'entre eux ?... Sera-t-il possible d'imposer à soixante millions de Français une prononciation homogène ?... De récentes études phonologiques... révèlent à côté d'une tendance à l’unité, des impulsions divergentes ; le mouvement naturel qu'elles observent ne permettra pas de dégager une norme. Une norme a du reste toujours été le résultat d'une codification."
Fondée sur une norme phonétique imposée, au lieu de suivre l’usage réel de la langue, la nouvelle écriture ne supprimerait pas le décalage entre langue parlée et langue écrite, mais remplacerait les leçons d'orthographe par des leçons d'orthoépie. Ceux qui n'osent pas prendre la plume de peur de mal écrire n'oseraient plus ouvrir la bouche de peur de mal parler. Les travailleurs ne seraient plus "bloqués dans leur carrière par des concours pour lesquels ils étaient professionnellement qualifiés, mais dont ils n'ont pas réussi à surmonter l'épreuve d'.orthographe" (27), car après la réforme, ils succomberaient dans une épreuve de diction pour des fautes contre l'orthoépie. Mais nos auteurs ne voient pas ces conséquences probables de leurs prémisses. Leur problème est "d'imposer une prononciation homogène". Comment ? Effaçant les exemples de la France et de l’Espagne où plusieurs siècles de centralisation n'y sont pas arrivés, le prestige du modèle chinois tient lieu de preuve et de méthode : Major e longinquo reverentia.
"Diffuser une prononciation standard, c'est l’affaire tout au plus d'une génération. Fort méthodiquement, les Chinois avant de réformer leur écriture ont commencé par généraliser la langue et la prononciation de Pékin ; et à l’heure actuelle, à travers toute la Chine, les jeunes de moins de vingt-cinq ans parlent le même chinois, nivellement linguistique sans équivalent dans l’histoire des langues"(28).
La norme phonétique appuyée sur la dictature du prolétariat, voilà la solution des problèmes de l’orthographe. Mais le prolétariat a besoin d'être éclairé, il aura ses conseillers comme le prince jadis.
"Les phonéticiens comme les syntacticiens pourraient être appelés en consultation et donner leur avis sur la stabilité et sur la rentabilité des oppositions phonématiques à propos desquelles les Français sont en désaccord" (29).
Pour en terminer avec les révolutionnaires phonétistes, relevons que tous se contentent, pour noter la parole, de noter les phonèmes. La ponctuation ordinaire leur suffit pour noter la prosodie. A. DE SAINT-DENIS se contente de poser le problème et de remettre la solution à plus tard (30) :
"L'orthographe peut bien être d'accord syllabe par syllabe avec la prononciation ; mais on n'a encore... fait que la moitié du chemin... il restera encore le ton, l’intonation et le chant propre à chaque nation, à chaque famille, sexe, âge et enfin à chaque individu. Tout cela peut s'imiter quand on a un point de départ, et par conséquent se tracer sur le papier !... Ce dernier art si utile, si désirable pour retenir le débit d'un acteur célèbre, d'un grand orateur, a été un des objets d'étude de l’auteur, mais ce travail, .cette tonographie, étant fondé sur la sonographie, il faut que celle-ci ait obtenu un succès réel, certain ou au moins très probable pour risquer de nouvelles idées qui sans cela seraient sans intérêt".
Dans la mesure où les alphabets ne se proposent pas de noter une parole individuelle, mais des unités de la langue, il serait utile d'y étudier les contradictions, les hésitations et les progrès d'une analyse des sons qui allait aboutir à la phonologie, mais cela dépasserait le cadre de cette étude (31).
Auprès des révolutionnaires phonétistes, les partisans d'une réforme de l'orthographe font figure de centristes indécis. Ils sont légion, mais leurs projets se ressemblent : ils ne veulent pas changer l’alphabet, tout au plus le retoucher par des signes diacritiques. Ils tournent autour des mêmes sujets : les lettres grecques, les consonnes doublées, les e muets, les consonnes étymologiques, les adjectifs en ant et ent et leur famille, la distinction des homonymes, les mots composés, la consonne x, les accents grave et circonflexe. Les projets ne se distinguent les uns des autres que par le dosage entre les éléments transformés et les éléments maintenus. Les réformateurs sont d'ordinaire sensibles à la complexité du système orthographique qui relie les diverses règles graphiques et morphologiques. Ils souhaitent comme l’encyclopédiste BEAUZEE "un système d'orthographe plus simple, mieux lié, plus conséquent" (32). Ils pourchassent donc les anomalies, les exceptions et les exceptions aux exceptions, pour sauver la règle de l’accusation d'arbitraire et des périls attachés à son émiettement. Nous n'allons pas nous étendre sur la description de ces réformes qui sont restées à l'état de projet. Seuls aboutissements, l'arrêté relatif à la simplification de l’enseignement de la syntaxe française paru le 26 février 1901, reproduit dans la grammaire de GREVISSE (32 bis) et rappelé dans le B.O.E.N. du 20 février 1975 et celui qui a été publié au J.O. du 8 février 1977. On parle plutôt des réformes non réalisées que de celles qui l'ont été.